"Le juste prix" : la monnaie ?
Par Thomas Norway – La monnaie est au cœur de nos vies quotidiennes. Nous l’utilisons en permanence, souvent sans même y penser, tant son usage paraît naturel et simple : un vrai jeu d’enfants. La monnaie s’est également imposée comme métrique centrale du débat politique, telle une boussole, mais indique-t-elle vraiment le nord ?
Dans cette série, nous aborderons les limites et les risques liés à l’utilisation de l’estimation monétaire comme indicateur, afin de les prendre en considération lorsque nous échangeons à propos des nécessaires scénarios de sortie des énergies fossiles.
Je ne traiterai ici que de la monnaie liée aux échanges commerciaux, et non de son rôle symbolique ou social, tel que la dette morale.
La monnaie : une confiance commune
Historiquement, la monnaie pouvait être très concrète : on utilisait un volume déterminé d’un bien consommable (céréales, sel, têtes de bétail, poisson séché, fèves de cacao…) soit directement comme valeur d’échange, soit indirectement comme étalon, comme point de comparaison.
La confiance reposait alors en grande partie sur la tangibilité de ces biens : tout un chacun en avait le besoin ou l’utilité et l’on pouvait, en dernier recours, consommer soi-même cette monnaie.
Ce type de monnaie, bien que tangible, est peu pratique et l’usage de métaux non consommables s’est donc progressivement imposé, via le commerce ou la guerre.
L’or est certes rare et brillant, mais il ne se mange pas, ne soigne aucune maladie, ne permet pas de fabriquer un outil ou une arme. Pour qu’il ait de la valeur, le vendeur doit avoir la certitude qu’il pourra l’échanger à son tour, c’est-à-dire qu’il trouvera, dans le futur, d’autres personnes partageant cette confiance.
Nous-mêmes accordons aujourd’hui notre confiance à du papier-monnaie sans valeur intrinsèque et donc faillible : une guerre, une catastrophe naturelle ou un changement politique peut faire perdre tout ou partie de la valeur de cette monnaie.
Ces éléments font ainsi de la monnaie une convention sociale plutôt qu'une réalité matérielle, une croyance extrêmement utile.
Conventions et limites
Les conventions sont nécessaires pour économiser du temps et de l’énergie, car la conscience du monde qui nous entoure, et les questionnements qu’il suscite, pourraient submerger la perception que nous en avons.
Ceci implique que notre cognition doit acquérir des automatismes, des schémas de pensée afin de prendre des raccourcis et d’avoir des réflexes simplifiant le réel.
Le fait de rouler à droite, de sourire pour montrer que l’on est amical, de lever la main pour demander la parole, ou encore de porter du noir lors des enterrements ne sont que quelques exemples parmi tant d’autres.
Ces simplifications se traduisent par des conventions sociales qui façonnent un récit commun permettant de « faire société » autour de lois et de règles pouvant être aussi logiques qu’arbitraires : c’est le récit socio-politique, dont la monnaie fait partie.
Par exemple, le salaire est intimement lié à la durée et à la difficulté des études, ce qui peut se comprendre, mais lier le salaire à la pénibilité ou à la plus-value sociale pourrait aussi être tout à fait valable.
Cependant, comprendre une convention peut créer une dissonance et inciter à ne pas poursuivre la lecture. Voyons pourquoi.
Les coûts irrécupérables — vidéo Science Etonnante
Dissonance cognitive
Le récit socio-politique commun peut être accepté ou rendu acceptable de plusieurs manières :
Par le bâton : s’y opposer présente des risques tels que l’exclusion sociale, le licenciement, la procédure bâillon, la violence physique voire le décès ;
Par la carotte : ne pas s’y opposer présente des avantages suffisants pour que l’on préfère s’en accommoder ;
Par l’adhésion : y adhérer rend la fiction réelle et plus "naturelle" car les conventions ne sont plus questionnées.
Prenons l’exemple du Père Noël : l’enfant peut y croire sincèrement, il peut faire semblant d’y croire pour recevoir un cadeau ou il peut exprimer qu’il n’y croit plus malgré le risque de perte.
L’adhésion à une fiction est "confortable" et nous pouvons y croire pleinement grâce à la suspension consentie de l’incrédulité1 : nous acceptons volontairement, pour un temps, d’être crédules, nous éteignons notre esprit critique de plein gré.
Mais cela implique que cette crédulité ne soit pas (trop) malmenée et la fiction doit rester cohérente avec l’expérience vécue.
Par où passe le Père-Noël s’il n’y pas de cheminée ?
Si des éléments du récit ou du réel sont incompatibles, alors nous pouvons ressentir un inconfort appelé dissonance cognitive2.
C’est le même jouet qu’au magasin… avec quel argent il les achète ?
En cas de dissonance cognitive, nous avons plusieurs options :
La croyance peut être abandonnée et la manière de voir le monde actuel et passé doit être réécrite. Ceci peut avoir un « coût » moral (très) important selon l’importance de la fiction dans notre vie (une personne ayant vanté les mérites d’un produit finalement cancérigène par exemple). Le père Noël n’existe pas, les adultes m’ont menti et peuvent le refaire.
L’élément dissonant peut être intégré dans la croyance, la fiction s’étoffe. Il peut aussi passer par la fenêtre. Mais plus elle s’étoffe, plus il sera difficile de conserver une cohérence globale. C’est plus facile par la fenêtre alors pourquoi il passe par la cheminée ?
Mais comme la dissonance est désagréable, notre cerveau dispose d’un arsenal cognitif sous forme de biais afin d’éviter ou d’éliminer les incohérences.
Les biais cognitifs
Il en existe de très nombreux et parmi eux :
Le biais de confirmation, qui nous fait sélectionner en priorité les informations qui confirment notre point de vue. Par exemple, un enfant qui croit au Père Noël verra surtout les preuves qui vont dans ce sens : les cadeaux sous le sapin, les décorations dans les magasins, les adultes qui en parlent… et ignorera plus facilement les éléments qui contredisent cette croyance (paquets cachés dans un placard, même papier que celui des parents, etc.).
Le biais de raisonnement motivé / de perception sélective, qui nous amène à interpréter les informations à notre avantage. Par exemple, si l’enfant voit le même jouet chez un ami et sous son sapin, il peut se dire que "le Père Noël a dû en fabriquer beaucoup", plutôt que d’envisager que ce sont les parents qui l’ont acheté au magasin.
De plus, étant donné les exemples simplifiés qui seront utilisés dans cette série d’articles, attardons-nous sur deux biais moins connus :
Le biais de complexité, qui consiste à rejeter une explication parce qu’elle ne serait pas assez complexe. Par exemple, dire que « ce sont les parents qui déposent les cadeaux sous le sapin » est une explication très simple, presque décevante, face au grand récit du traîneau, des rennes et des lutins. On peut être tenté de la rejeter justement parce qu’elle semble trop simple, même si elle décrit mieux la réalité.
Le biais des coûts irrécupérables, ou aversion à la perte, qui nous pousse à persévérer parce que nous avons déjà investi du temps, de l’argent ou de l’énergie, même quand ce ne serait plus le meilleur choix. Par exemple, un enfant qui a défendu pendant des années l’existence du Père Noël devant ses camarades peut avoir du mal à reconnaître qu’il n’existe pas, car cela reviendrait à admettre qu’il s’est trompé tout ce temps. De plus, L’exemple ci-avant du vendeur ayant défendu pendant des années un produit finalement cancérigène peut, ici, être tout aussi éclairant sur les coûts moraux.
Au risque de faire oublier ses limites...
La monnaie est une convention collective fondée sur la confiance : un outil extrêmement pratique pour organiser nos échanges, mais qui reste une fiction partagée plutôt qu’une réalité matérielle.
Nos récits, nos biais cognitifs et nos habitudes culturelles lui donnent une apparence d’évidence, au risque de faire oublier ses limites.
Dans les prochains articles, nous verrons comment cette fiction monétaire, à travers le prix, peut parfois brouiller notre compréhension et vision du futur.
Rubrique de Thomas Norway avec les conseils et les relectures de Françoise et Jean-Didier.
"Pour rétablir nos finances, il faut déclarer la guerre à la Suisse, puis la perdre afin d’être envahis et de disposer enfin d’une monnaie forte" Coluche